Je suis allé au communisme comme
on va à une source d’eau fraîche.

Pablo Picasso

 

 

Je suis allé au communisme comme
on va à une source d’eau fraîche
et je l’ai quitté comme on s’extirpe
d’une rivière empoisonnée,
jonchée de débris de villes mortes
et de cadavres de noyés.

Arthur Koestler

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

"Depuis les quelque 25 ans que je connais Arthur Koestler, son physique a peu changé. Pourtant, ce quart de siècle a été pour lui bien rempli : il était avec la gauche vaincue en Allemagne, avec les paysans mourant de faim en Ukraine, avec l'émigration militante en France, avec les républicains en Espagne, dans la cellule du condamné à mort à Malaga et à Séville, dans le camp du Vernet, dans la Légion étrangère en Afrique, pendant les grands bombardements dans une prison de Londres, dans l'armée anglaise, en Palestine avec les premiers terroristes sionistes et, plus tard, pendant la guerre judéo-arabe, avec les premières unités de l'armée israélienne(1)". Le portrait date de 1953 et est signé Manès Sperber.

La vie d’Arthur Koestler est riche d’expériences et d’aventures. Il est possible de la diviser grosso modo en trois grandes parties : tout d’abord, sa jeunesse et son attrait pour le sionisme ; ensuite, son adhésion pour le communisme puis sa rupture avec le Parti ; enfin, sa passion pour la science et la connaissance de l’homme – période pendant laquelle sa production littéraire a été la plus intense. Ce dossier est tout particulièrement consacré aux liens d’Arthur Koestler avec le communisme. Cependant, la personnalité complexe d’Arthur Koestler ne peut s’éclairer qu’avec l’histoire de toute sa vie.

Arthur Koestler naît le 5 septembre 1905 dans une famille juive de Budapest, les Köstler. Son père Henrik étant hongrois et sa mère Adela viennoise, il reçoit une éducation bilingue ; il connaît, d’après ses propres termes, une "enfance bourgeoise". Enfant unique, Arthur est aussi solitaire. En 1914, la guerre éclate et ruine les affaires de son père, qui ne retrouvera plus de travail stable ; Arthur suit de son côté l’avancement des combats en plantant des petits drapeaux sur une carte. Quelques années plus tard, il vit intensément la constitution de la République hongroise des conseils dirigée par Béla Kun. C’est là son premier contact avec le communisme, à l’âge de quatorze ans. La grande lueur à l’Est s’est levée et un peu partout sont placardées des affiches de propagande. Arthur découvre alors des inégalités révoltantes : une cousine l’emmène dans les usines où elle enseigne l’économie politique ; il se rend compte que l’éducation scolaire est un privilège de classe.

La famille Köstler part s’installer à Vienne en 1919. A l’école, Arthur montre un grand intérêt pour les sciences, notamment les mathématiques et la physique. Les héros de son enfance sont, pour lui, Darwin, Kepler, Newton, Hertz et Marconi. A 17 ans, il entre à l’école polytechnique de Vienne. Il participe à la vie estudiantine ; les étudiants sont alors répartis en trois associations principales : la pangermaniste (raciste), la libérale (tolérante) et la sioniste. Bien que n’ayant jamais été tourmenté par ses origines israélites, Koestler s’engage dans la sioniste. C’est là un point important : ce n’est pas un quelconque sentiment de persécution mais bien des convictions théoriques qui poussent Arthur Koestler vers le sionisme. Par ailleurs, il se sent appartenir à un groupe social fort ; il en apprend les chansons, porte uniforme et oriflammes, se retrouve même dans un duel et plusieurs bagarres. Sa participation au mouvement sioniste perturbe le cours de ses études : il ne va plus en cours et travaille simplement les nuits de la semaine précédant les examens. Il s’initie tout de même à la psychologie.

En octobre 1925, Koestler a une discussion exaltée avec un étudiant russe. Socialiste, il défend la notion d’un déterminisme intégral tandis que Koestler soutient que "dans certaines limites l’homme [a] la liberté du choix et la suprême maîtrise de son sort(2)". Et Koestler va le démontrer : dès qu’il est rentré chez lui, il brûle son livret universitaire ; la disparition d’un tel document implique pratiquement la fin d’une carrière. Il abandonne donc ses études, non sans être pris plus tard par le remords. Pour finir, il cache la vérité à ses parents – qui se trouvent alors en Angleterre – en leur disant que rien n’a changé.

Arthur Koestler a maintenant une nouvelle idée en tête : il veut partir travailler la terre dans un kibboutz(3) en Palestine. Mais il a du mal à obtenir son certificat de pionnier et doit attendre cinq mois. Après avoir passé un examen en hébreu moderne et plaidé sa cause devant les examinateurs, il est autorisé à partir à la mi-mars 1926, notamment parce qu’il est issu d’une bonne famille et parce qu’il a fait jusque là des études brillantes. Le certificat de pionnier en poche, il peut maintenant devenir ouvrier agricole, au milieu du désert. Une nouvelle fois, il ment à ses parents : il leur dit qu’il va passer un an en Palestine en tant qu’aide-ingénieur dans une usine pour acquérir de l’expérience et trouver ensuite une bonne situation à son retour en Autriche.

Koestler part le 1er avril 1926 pour le kibboutz d’Heftsebà. Il s’attend à trouver des chalets construits avec des rondins, il y découvre en fait des cabanes faites de simples planches. Il est désagréablement surpris. Pris à l’essai pour le défrichage d’une pente aride destinée à devenir potager, il se rend vite compte que l’effort physique est écrasant et qu’il n’a pas la vocation d’être paysan. Quelques semaines plus tard, on lui explique que faire partie de la communauté est une chose précieuse, et qu’il n’y est pas à sa place. Pour Koestler, l’annonce apporte l’abattement, mais en même temps un profond soulagement.

Arthur Koestler décide alors de partir pour Haïfa ; il parcourt les soixante kilomètres en trois jours. A partir de ce moment-là, il va vivre pendant plus d’un an l’existence de vagabond. Il effectue différents petits travaux – comme la vente de limonade – et dort sur les plages. Même affamé, Koestler fréquente le milieu intellectuel et sioniste. Il vit trois semaines chez le Dr. Abram Weinshall, avec lequel il crée un hebdomadaire hébreu, un service de presse politique pour l’Europe ainsi qu’une ligue des droits civils destinée à fournir une assistance judiciaire aux juifs contre les abus de l’administration mandataire en Palestine. Le tréma étant absent de sa machine à écrire, c’est à cette époque qu’il change l’orthographe de son nom, de Köstler en Koestler. Mais l’ensemble de ses activités ne le nourrit pas.

La politique l’attire toujours. Koestler écrit des articles pour différents journaux sionistes. Un article intitulé "Arrivée en Palestine" paraît à Vienne en première page d’un des quotidiens les plus sérieux d’Europe centrale, la Neue Freie Presse. Pour Koestler, c’est le point de départ de sa carrière de journaliste et d’écrivain. Il part ensuite à Tel Aviv pour trois ou quatre mois, où il essaie de faire publier des articles. Pour vivre, il n’a toujours pas de travail régulier ; il est successivement employé dans une agence de tourisme, assistant-arpenteur d’un géomètre, démarcheur en publicité d’un magazine anglo-hébreu, rédacteur de contes de fées hébreux. Il rencontre le Dr. Von Weisl, alors correspondant en Orient du groupe de presse européen Ullstein, qui lui propose de l’accompagner au Caire pour y publier un hebdomadaire en allemand. Koestler passe ainsi trois mois de l’hiver 1927 au Caire ; l’hebdomadaire ne paraîtra que le temps de trois numéros.

Le mouvement révisionniste international, qui a besoin d’un secrétaire général, fait alors appel à Koestler. Ce dernier accepte le poste et part pour Berlin. Il y vit quelques mois, occupant les fonctions de secrétaire qui s’avèrent vite ennuyeuses : Koestler est à la tête d’une petite administration qui connaît les querelles locales et les rivalités personnelles. En septembre 1927, une occasion d’abandonner le poste s’offre à lui : le Dr. Von Weisl, qui part aux Indes et en Malaisie pour un grand reportage, laisse son poste de correspondant de la presse Ullstein au Moyen-Orient vacant. Ce dernier propose Koestler pour la place.

Arthur Koestler arrive donc à Jérusalem fin septembre. C’est là qu’il va vraiment apprendre le métier de journaliste. Il réalise notamment une interview du roi Feycal d’Irak et invente les premiers mots croisés en hébreu. Mais il s’ennuie loin de la culture européenne. Le sionisme en 1929 est un mouvement qui s’immobilise et Koestler se lasse de la Palestine. En juin 1929, il retourne à Berlin le temps d’un congé ; il demande à changer de poste et est nommé à Paris, où il arrive le 14 juillet 1929. Il y reste un peu plus d’un an. Son travail paie bien, sa vie est aisée : il fait de bons repas, possède une petite voiture et a des petites amies. Pour son travail, Koestler interviewe le duc de Broglie, qui vient de recevoir le Prix Nobel 1929 de physique. Ancien étudiant en sciences, Koestler vulgarise la nouvelle théorie ondulatoire de Broglie-Schroedinger dans son article. Sa capacité à vulgariser est reconnue. En 1930, il est donc rappelé au centre rédactionnel à Berlin, où la rédaction scientifique de toute la presse Ullstein lui est confiée.

Le groupe de presse Ullstein est alors un véritable trust en Europe : à Berlin, il publie quatre quotidiens, dont la Vossische Zeitung – datant du XVIIIe siècle – et la B.Z. am Mittag, journal du soir qui bat tous les records de vitesse pour la diffusion des nouvelles. Il publie également plus d’une douzaine d’hebdomadaires et de revues mensuelles, possède sa propre agence d’information, son agence de voyages et une grande maison d’édition. Quand il s’installe à 25 ans à Berlin, Koestler devient donc un des journalistes les mieux payés d’Allemagne.

Les nouveautés scientifiques sont alors nombreuses ; Koestler s’attaque à des domaines aussi différents que la génétique, la radioactivité, l’astronomie moderne, les inventions de toutes sortes... Voyager un jour dans l’espace devient également envisageable. Fin juillet 1931, Arthur Koestler participe à l’expédition polaire du Graf Zeppelin. Il en est l’unique journaliste, puisque la presse Ullstein a dans l’affaire le monopole de l’information. A cette occasion, il a son premier contact avec la patrie du socialisme : il est accueilli à Leningrad par une chaleureuse hospitalité russe. A son retour, Koestler effectue une tournée de conférences à partir de son carnet de bord dans plusieurs pays d’Europe.

 

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