II – La guerre d’Espagne : du zéro à l’infini

 

A. Première visite à Séville

Arthur Koestler séjourne en Belgique quand il apprend la nouvelle du soulèvement militaire en Espagne le 18 juillet. Il rentre à Paris et s’adresse à Willi Münzenberg. Il veut tout de suite incorporer l’armée espagnole, les Brigades internationales n’existant pas encore. Mais Münzenberg ne veut pas laisser un journaliste-propagandiste de talent partir combattre dans les tranchées. Koestler possédant un passeport hongrois et la carte d’un quotidien ultra-conservateur de Hongrie, le Pester Lloyd, Münzenberg lui propose de s’infiltrer en zone nationaliste, au quartier général de Franco. Koestler accepte ; sa mission là-bas est de constater l’intervention allemande et italienne en faveur des nationalistes. Koestler part également pour la News Chronicle, un quotidien britannique libéral, mais de tendance antifranquiste.

Il embarque le 22 août 1936 pour Lisbonne. Il faut en effet passer par le Portugal pour gagner Séville, alors capitale provisoire de Franco. Le consul hongrois de Lisbonne aide Koestler à son arrivée car il a des difficultés avec la validité de son passeport. Mieux, il l’introduit dans les cercles franquistes. Là, Koestler fraternise et obtient un sauf-conduit qui le désigne comme un ami sûr de la Révolution nationale, signé par Nicolas Franco, le frère du général ! Il reçoit aussi une lettre de recommandation exceptionnelle qui le signale à la meilleure attention du général Queipo de Llano, commandant de la garnison de Séville. Deux jours plus tard, après un voyage en bateau et en train, Koestler est à Séville.

Au quartier général, Koestler obtient une interview exclusive du général Queipo de Llano. Ce dernier pense que Koestler est favorable à sa cause et il lui fait des déclarations imprudentes : la fameuse non-intervention n’est qu’une fiction ; l’aide étrangère est une réalité. D’ailleurs Koestler peut le constater de lui-même : il voit un peu partout des aviateurs allemands. Le lendemain, Koestler se rend à l’hôtel où sont logés les pilotes allemands de la légion Condor, afin d’en apprendre un peu plus. Malheureusement, il y est reconnu par un ancien membre de la presse Ullstein, qui l’accuse d’être communiste. Koestler sort en faisant semblant d’être indigné de ces accusations, fonce au quartier général et demande un visa de sortie en invoquant un rappel d’urgence par son journal. Il se rend à Gibraltar en voiture et passe la frontière une heure avant qu’un mandat d’amener soit lancé contre lui à Séville. Koestler est sauf. Cependant le capitaine Bolin – qui a patronné Koestler dans Séville – est furieux et jure de tuer Koestler si jamais il le retrouve. Quand il rentre, Koestler raconte ce qu’il a vu à Séville en première page de la News Chronicle.

Koestler retourne une deuxième fois en Espagne en octobre 1936 à la demande d’Alvarez del Vayo, ministre espagnol des affaires étrangères. Celui-ci souhaite que Koestler sauvegarde la documentation rassemblée avant la guerre sur les préparations nazies du coup d’Etat de Franco. Il est préférable, d’après lui, que les documents soient confiés à un étranger à cause de la rivalité en Espagne entre anarchistes, socialistes et communistes. Koestler reste sur place trois à quatre semaines puis rentre à Paris. Les documents récupérés sont par la suite publiés sous le titre La Conspiration nazie en Espagne, par André Simon, c’est-à-dire Otto Katz, expert de la propagande travaillant pour Münzenberg. De son côté, Koestler signe L’Espagne ensanglantée, matériel de propagande publié par la maison d’édition de Münzenberg et décrivant les atrocités des premiers mois de la guerre.

 

B. Arrêté à Malaga

En janvier 1937, Koestler repart en Espagne. Il choisit de se rendre à Malaga, pour l’agence Espagne, agence officielle de presse du gouvernement républicain, et aussi comme correspondant de guerre pour la News Chronicle. Il passe quelques jours à Valence, puis arrive à Malaga, qui se trouve alors sur le front du sud, le 27 janvier 1937. Pendant dix jours, il visite les premières lignes du front. La ville est coupée de toutes ressources. Un aide de camp explique à Koestler que Malaga ne tiendra que trois jours en cas d’offensive nationaliste. Effectivement, l’offensive commence le 4 février, le 8 Malaga tombe et le 9 Koestler est arrêté.

Koestler ne s’est pas enfui. Il vient de lier amitié à Malaga avec Sir Peter Chalmers-Mitchell, zoologue de grande renommée âgé de 72 ans. Celui-ci s’est retiré dans une villa de Malaga depuis quelques années. Au-dessus de sa maison flotte un pavillon britannique. Sir Peter ne part pas : il espère que sa présence en tant que témoin neutre limitera le bain de sang. Koestler pense qu’il est en sécurité à ses côtés. Il reste chez lui, bien que Sir Peter lui conseille vivement de partir. Quand la ville est envahie, le hasard veut que ce soit le capitaine Luis Bolin, dont le frère possède la villa à côté de celle de Sir Peter, qui vienne arrêter Koestler. Ce dernier se laisse attacher les mains avec du fil électrique. Il s’attend à mourir à tout moment, car le capitaine Bolin a juré sa mort.

En fait, il est emmené en voiture, plus précisément au commissariat. Il s’attend à être torturé comme les autres qui sont là. Il tente alors de se suicider : Sir Peter lui a donné seringue, aiguille et comprimés. Arthur Koestler demande à aller aux toilettes ; il cherche de l’eau, mais il n’y a pas de lavabo, seulement une flaque d’eau sale, par terre. Koestler remplit la seringue, mais il est vite dégoûté et il renonce. Il est ensuite fouillé, puis il attend. La nuit tombée, il est emmené dans une charrette. Il pense alors qu’on l’emmène au cimetière, où on l’abattra. Finalement, il arrive à la prison, où il est mis en cellule.

Le 9 février 1937, Koestler a donc été arrêté. Il est gardé incommunicado à la prison de Malaga, puis transféré le 13 février dans la prison neuve de Séville. Il y reste au secret pendant 64 jours sans aucune sortie de la cellule ; il fait deux fois la grève de la faim, mais il le cache : il veut faire croire qu’il a des faiblesses cardiaques. Pour ce faire, il se débarrasse de la nourriture dans la cuvette des toilettes. Mais ces tentatives seront vaines. A partir du 13 avril, Koestler est autorisé à marcher deux heures dans le patio en compagnie de trois autres détenus, dont deux seront d’ailleurs exécutés par la suite.

Koestler n’est pas torturé ni battu, mais il est témoin des exécutions des autres détenus. Il ne sait pas quel sort lui est réservé et redoute la mort. Il n’est jamais informé officiellement qu’il a en fait été jugé et condamné à mort. Le 19 février, trois officiers de la phalange lui rendent visite et lui font part de la menace imprécise d’une condamnation à mort. Ils demandent à Koestler d’écrire une déclaration sur ses sentiments à l’égard de Franco, qui pourrait être clément en fonction du contenu de cette déclaration. Koestler s’exécute, mais finit par se rétracter. Par la suite, il n’est pas plus informé de ce qui l’attend. Le consul britannique peut finalement lui rendre visite les 24 et 28 avril ; il lui assure que le Foreign Office s’occupe de son cas, mais qu’il ne sait rien sur sa condamnation. Finalement, le 14 mai, Arthur Koestler est échangé contre la femme d’un pilote de Franco, retenue en otage par le gouvernement républicain. Un avion emmène Koestler à Gibraltar.

Revenons un peu en arrière. Vingt-quatre heures après l’arrestation de Koestler à Malaga, un torpilleur britannique entre dans le port de la ville. Son commandant fait libérer Sir Peter. Celui-ci télégraphie tout de suite à la News Chronicle ce qui se passe à Malaga. Une vaste campagne pour sauver Koestler se déclenche. L’affaire tient très vite une place importante dans la presse et l’opinion internationale réagit : Franco reçoit un très grand nombre de lettres et de télégrammes de protestation. La mobilisation atteint la Chambre des communes, mais aussi les écrivains, les journalistes et les membres du clergé. Le cas Koestler est un symbole pour l’opinion britannique : le correspondant d’un journal libéral ne peut pas être menacé de mort ! L’opinion ne sait alors rien de Koestler et de ses convictions. La mobilisation est aussi orchestrée par la femme de Koestler de cette époque – dont il est pourtant séparé depuis quelques années. Dorothe Ascher passe ainsi des heures à obtenir des signatures de personnalités et à organiser des pétitions et des motions de protestation.

 

C. "Un Testament espagnol"

Après sa libération, Arthur Koestler donne le récit de son emprisonnement dans Un Testament espagnol ; le livre est écrit en deux mois à Londres, à l’aide d’un journal qu’il a pu tenir en prison. C’est un ouvrage qui tente notamment de montrer ce que peut ressentir un prisonnier qui est gardé au secret, sans pouvoir rien faire. Ainsi, le jour où Koestler obtient le droit d’avoir des livres dans sa cellule, il écrit sur sa première lecture depuis longtemps : "Je lus avec attention, avec application, très lentement. Un quart au moins des mots m’échappait. Je n’avais pas de dictionnaire et il me fallait réfléchir après chaque phrase pour la comprendre. Je rapprenais à lire avec une ferveur pour chaque phrase, pour chaque adjectif, depuis bien longtemps oubliée. Je rapprenais à lire comme un convalescent après des mois de lit rapprend à marcher, envahi du bonheur de mouvoir ses muscles et ses tendons(25)".

Mais Un Testament espagnol est surtout le témoignage de quelqu’un sur qui plane la menace d’une condamnation à mort. L’angoisse est quotidienne : Koestler se demande chaque jour s’il va être fusillé. Pendant trois mois, il redoute la mort. Certaines nuits, il y a jusqu’à dix-sept exécutions. Koestler entend quand on vient chercher les détenus dans les cellules voisines. Un prêtre procède à la même cérémonie avant chaque exécution. Le lendemain, Koestler voit que des prisonniers ont disparu, parmi ceux qui déambulent chaque jour dans le patio. Cette expérience change la vision de Koestler sur le problème de la fin et des moyens. Avant, il était prêt à sacrifier une génération entière pour le bonheur des suivantes, mais aujourd’hui, après ce dont il a été témoin en Espagne, il se rend compte que la vie d’un homme est inestimable.

Koestler raconte ce changement de convictions dans ses entretiens avec Pierre Debray-Ritzen : "[...] En tant que membre du Parti, on parlait de la liquidation nécessaire. On disait : il faut liquider ce type. C’était une abstraction. Oui, la liquidation était pour moi une abstraction... Quelqu’un disparaît parce qu’il est plus utile qu’il disparaisse. Seulement voilà qu’en Espagne j’avais vu. Vu dans la prison de Séville, et entendu. Les cris : secorro, secorro ; les appels à la mère : madre, madre... et j’ai entendu les pelotons. Le mot liquidation est devenu une réalité. [...] Et, voyez-vous, cela fait une différence de l’abstraction à l’expérience personnelle ; à la participation – de l’intérieur(26)".

Arthur Koestler explique aussi à Pierre Debray-Ritzen qu’il n’est plus communiste quand il rentre d’Espagne, mais qu’il ne le sait pas vraiment. "Intérieurement c’était fini. Parce que j’avais été vraiment face à face et pour la première fois avec cette affreuse réalité. [...] Je ne pouvais plus croire que la fin justifie les moyens. Tous les moyens. Pour moi la fin ne justifie plus les moyens que dans un cadre très très limité(27)".

Début septembre 1937, après avoir terminé Un Testament espagnol, Koestler voyage pour le compte de la News Chronicle. En Suisse, il a une entrevue décevante avec Thomas Mann. Puis il se rend à Belgrade pour y retrouver ses parents – ce sera la dernière fois qu’il verra son père. Il va ensuite à Athènes où il entre en contact avec l’opposition clandestine et enquête sur le régime de Metaxas. Il séjourne aussi un mois et demi en Palestine, où la terreur bat son plein. Par l’intermédiaire de la News Chronicle, il lance un SOS pour la Palestine.

 

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